Une trouble affaire
Âmes sensibles s’abstenir ! Le second opéra controversé de Chostakovitch, Lady Macbeth de Mtsensk, est depuis longtemps associé à la controverse. Si ses thématiques, sexuellement explicites, brutales et sordides sont en partie responsables d'une telle infamie, le coup de grâce porté à sa réputation est dû à l’historique de ses représentations, truffé de scandales. Deux ans après l'immense succès de sa création en janvier 1934, Staline assista à une représentation de l'opéra. On ne sait quel élément l’agaça le plus : son intrigue provocatrice ou sa partition progressive. Quoi qu'il en soit, le succès de l'opéra fut endigué par un éditorial dénonciateur intitulé « Quand le désordre remplace la musique » dans le journal officiel du parti communiste Pravda. Cette attaque annonçait une répression idéaliste impitoyable, généralisée et durable du monde musical soviétique. Chostakovitch, qui n'avait alors que 29 ans, passa du statut de favori de l'avant-garde soviétique à celui d'artiste luttant pour préserver son intégrité artistique. Il fut contraint de retirer son opéra en attendant d’en créer une version plus acceptable bien qu'édulcorée, intitulée Katerina Izmajlova, d’après le nom de sa protagoniste.
Le livret de Lady Macbeth de Mtsensk s’inspire de la nouvelle de Nikolaï Leskov (1865), bien que Chostakovitch ait considérablement modifié les caractéristiques de certains personnages. Alors que Leskov dépeint Katerina comme une femme froide et épouvantable, Chostakovitch la considère plutôt comme « une femme talentueuse, intelligente et exceptionnelle au destin tragique, dans l'atmosphère cauchemardesque de la Russie pré-révolutionnaire ». A posteriori, il semble ironique que cet opéra ait été choisi pour débuter la purge artistique soviétique. Composé en 1932, Lady Macbeth de Mtsensk devait être le premier volet d'une trilogie esquissant l'oppression et l'émancipation des femmes avant, pendant et après la Révolution.
Ce n'est qu'après la mort de Staline que l'opéra commença à faire son retour sous sa forme non censurée et ne fut joué dans sa version originale en Russie qu'en 2000. Malgré ces obstacles, Lady Macbeth de Mtsensk entra dans le répertoire commun du monde entier. La production de 2006 du Dutch National Opera en commémoration du 100e anniversaire de la naissance du compositeur se distingue par son mérite théâtral et musical exceptionnel. Feu Mariss Jansons, alors chef d'orchestre du Royal Concertgebouw Orchestra, fit sa première apparition en tant que chef d'orchestre invité au Dutch National Opera pour diriger la partition d'opéra la plus symphonique de Chostakovitch. On remarque dans celle-ci la dette flagrante du compositeur envers le très admiré Mahler. De plus, son langage musical dissonant, faisant appel à des lignes vocales anguleuses et des orchestrations précises, laisse entrevoir la dimension émotionnelle de chaque scène. L'interprétation de Jansons est lucide et sensible et l'orchestre est excellent tout au long de l’œuvre.
Portés par l'orchestre, les interprètes sont magnifiques. La soprano Eva-Maria Westbroek dans le rôle de Katerina fait forte impression : son abandon au rôle est absolu tant au niveau du corps que de la voix. Au début, elle incarne à merveille la colère et la frustration sexuelle, et à la fin, le désespoir. Christopher Ventris dans le rôle de Sergey joue parfaitement le prédateur sexuel débordant d'arrogance. La prestation des autres protagonistes est tout aussi qualitative, mais le Chœur du Dutch National Opera mérite une mention spéciale. Appelés à jouer des paysans qui pillent la maison de Katerina, des invités ivres et des condamnés, ils sont à la fois acteurs et commentateurs. Leur investissement est palpable lors des gros plans.
Le metteur en scène autrichien Martin Kušej', acclamé pour ses productions intelligentes et percutantes au Festival de Salzbourg et au Staatstheater de Stuttgart, n'hésite pas à dépeindre la spirale de la violence et l'érotisme sordide. Sa mise en scène réaliste crée une atmosphère sinistre et claustrophobe, parsemée d'éclairs de brutalité, et met en évidence les aspects modernistes de l'œuvre. Sur scène, une serre immaculée, dans laquelle Katerina semble piégée dans une existence bourgeoise absurde, est entourée d'une mer de boue. C'est là que s’opère l'essentiel de la violence. Selon Kušej, « L'orgasme et le meurtre sont deux pôles diamétralement opposés, deux amplitudes extrêmes de l'amour et de la haine, les deux relations fondamentales entre les êtres humains. » Dans cette sombre vision, le changement radical qu’opère Kušej par rapport à la fin originale de l'opéra semble approprié : Katerina ne se noie plus, elle est battue par Sergey et les autres condamnés dans une scène rappelant le viol d'Aksinya dans l'Acte I. Lorsqu'ils reprennent leur marche vers la Sibérie, on peut apercevoir le corps de Katerina, pendu. Cet opéra n’est définitivement pas fait pour les âmes sensibles.