La Sonnambula

Bellini et bel canto

Bellini, c’est l’essence même du bel canto. En italien, ces deux mots qui signifient simplement « beau chant » peuvent être attribués à n’importe quels styles ou périodes, mais ils désignent plus volontiers l’opéra italien de la première moitié du 19ème siècle, le primo ottocento. Parmi les trois grands compositeurs italiens de cette époque, avant l’arrivée de Verdi au début des années 1840, on est tentés d’attribuer la verve musicale à Rossini, le sens du drame à Donizetti, mais les plus beaux opéras à Bellini. Mort prématurément à 33 ans, il est moins prolifique que ses principaux rivaux avec seulement 10 opéras.

Exprimez la passion !

Bellini recherchait la vérité plutôt que la beauté. Gualtiero, le rôle-titre de son troisième opéra Il pirata, fut écrit pour Giovanni Battista Rubini. Ténor vedette de son époque, célèbre pour sa maîtrise inégalée de la cantilena, sa riche coloratura et ses aigus stratosphériques, il fut cependant beaucoup moins prisé pour son jeu d’acteur. On raconte qu’un jour, à 25 ans, le jeune compositeur réprimanda le grand ténor : « Êtes-vous dans la peau de Rubini ou dans celle de Gualtiero ? » « Vous êtes un animal ! » s’écria-t-il. « Exprimez la passion, n’avez-vous donc jamais été amoureux ? » Bellini fit alors une démonstration de ce qu’il attendait avec sa propre et piètre voix. Selon un témoin, « avec son visage et son corps tout entier si animés, il produisit un chant si pathétique, de ceux qui serrent les entrailles et enflamment la poitrine, qu’il en aurait déchiré le cœur du plus dur des hommes. » Rubini, ému, le rejoignit de sa voix. Enfin satisfait, le compositeur ajouta : « pour le reste, souvenez-vous de vous tenir debout quand vous répétez et d’accompagner votre chant avec des gestes. »

Une collection d’héroïnes inoubliables

Par la suite, Rubini inspira deux rôles supplémentaires à Bellini : Elvino dans La sonnambula et Arturo dans son ultime opéra I puritani. Nous nous souvenons aujourd’hui de Bellini en particulier pour les opportunités qu’il a offertes aux sopranos de briller et d’exprimer toutes les couleurs et la puissance de leur voix. La prêtresse Norma en est peut-être l’exemple par excellence, mais elle n’est en aucun cas un prototype : Bellini confère une personnalité distincte à chacune de ses héroïnes. Amina, la somnambule, est une jeune et innocente villageoise.  Elvira, dans I puritani, est rendue folle par les batailles de la guerre civile. Imogene, au cœur de l’intrigue de Il pirata, est une femme mariée et mère d’un jeune garçon, incitée par un pirate à manquer à son devoir.

Des airs ancrés dans la mémoire collective

Les fameuses longues mélodies composées par Bellini pour ses prime donne a fait de ces dernières de célèbres chanteuses dans la mémoire collective. « Casta diva », l’hymne de Norma à sa déesse, est la plus emblématique, immortalisée par de grandes chanteuses depuis sa créatrice Giuditta Pasta, qui a nommé ainsi sa maison sur le Lac de Côme, à Rosa Ponselle, Maria Callas ou encore Montserrat Caballé. L’aria rêveuse « Ah, non credea mirarti » d’Amina, suivie au reveil par son extatique cabaletta « Ah, non giunge », ou encore l’air visionnaire d’Elvira « Qui la voce » n’en sont pas moins magnifiques et savent ravir quiconque aimant la musique qui exprime l’émotion. Un exemple mémorable issu de Il pirata est sans aucun doute le dernier souvenir heureux d’Imogene avant que les trompettes ne sonnent sa fin : « Col sorriso d’innocenza ».

Et si Bellini avait vécu plus longtemps ?

Qu’aurait pu réaliser Bellini s’il avait vécu aussi longtemps que Rossini ou Donizetti ? On note une certaine trajectoire, partant de Il Pirata et ses échos à Rossini pour atteindre les grandeurs de Norma et les sophistications parisiennes de I puritani. Pourtant, la voix de Bellini, fragile mais assurée, reste bien présente. Comme d’autres artistes de cette époque décédés dans leur jeunesse, Franz Schubert et John Keats, le caractère complet et affirmé de son œuvre est incontestable. C’est beau, certes, mais c’est bien plus que beau. Dans les mots qui concluent l’Ode on a Grecian Urn de Keats :
« Beauté, c’est Vérité, Vérité, c’est Beauté » —, voilà tout
Ce que vous savez sur terre, tout ce qu’il vous faut savoir. 
»