L'ultime opéra épique

Guerre et Paix de Tolstoï, sans doute le plus grand roman de tous les temps, n’a nul besoin d’amélioration. Il a pourtant été adapté en film, en téléfilm... et en opéra. Comment Prokofiev a-t-il osé se lancer un tel défi, de prime abord impossible ?

Le brillant compositeur iconoclaste des premières années de la révolution russe dut émigrer en Occident pour réaliser ses premiers opéras : Le Joueur d'après Dostoïevski et la fantastique fable comique L'Amour des trois oranges d'après Gozzi. L'opéra qu'il considérait comme son chef-d'œuvre, L’Ange de feu, ne fut néanmoins jamais joué de son vivant. La frustration de cet échec provoqua sans doute en partie son retour au pays natal dans les années 1930. La citoyenneté soviétique exige la soumission à la censure culturelle, mais Prokofiev avait alors laissé derrière lui sa jeunesse rebelle et s'orientait de plus en plus vers un « héritage classique » russe, composant entre autres la musique des films épiques d'Eisenstein sur Ivan le Terrible.

Le premier projet que Prokofiev consacra à l’œuvre de Tolstoï, bien qu'inachevé, fut Résurrection mais, selon Mira Mendelson, qui allait devenir sa seconde épouse, ce fut la lecture à haute voix de Guerre et Paix, et en particulier de l'épisode où Natacha Rostova rend visite à Andreï Bolkonski à l'hôpital, qui embrasa sa créativité. Cet épisode devint l'avant-dernière scène d'une liste initiale de 11 scènes qu'il choisit de mettre en musique. Étonnamment, deux des scènes les plus célèbres de la version finale sont absentes de la première esquisse : le bal où Natacha est présentée à Andreï, avec son irrésistible valse qui rappelle les grandes partitions de ballet de Prokofiev ; et le Conseil de Fili avec le magnifique air du général Koutouzov, le chef de l'armée russe contre Napoléon.

Cette dernière insertion, demandée par le chef d'orchestre Samuil Samosud et adaptée d'une mélodie folk composée pour Ivan le Terrible, trahit la pression exercée sur Prokofiev pour renforcer le caractère patriotique de la partie de l'opéra consacrée à la guerre, à l’époque où la Russie était plongée dans une autre grande guerre patriotique dans les années 1940. Il serait facile d'accuser Prokofiev d’avoir succombé au chantage politique pour faire de l'héroïsme de Koutouzov en 1812 un synonyme de la direction courageuse de Staline 130 ans plus tard ; mais, dans une belle représentation comme celle donnée par le Stanislavsky Music Theatre, il est impossible de résister à la sincérité et à la ferveur de la défiance russe dans la défense de leur terre, en particulier lorsque plus de 300 interprètes enflammés foulent la scène !

Ce qui peut sembler à première vue une division grossière en 7 scènes de Paix dans la première partie et 6 scènes de Guerre dans la deuxième partie se révèle être une distillation beaucoup plus subtile des éléments centraux du roman épique de Tolstoï. Inévitablement, les détails minutieusement observés et la philosophie profonde de Tolstoï sont quelque peu réduits, mais il est remarquable de noter tout ce qui es conservé. Le contraste entre la vieille maison aristocratique russe de Rostov dans la scène 3 et l'ambiance mondaine française du salon d'Hélène Bezoukhov dans la scène 4 de la première partie préfigure les contrastes entre les campements des armées russe et française dans la deuxième partie. L'ombre d'une guerre imminente plane sur la première partie et la nouvelle de l'invasion de Napoléon offre un rideau étonnant à l'acte entier. Le voyage vers la vision élcairante de l'intellectuel pacifiste Pierre Bezoukhov devient le fil conducteur de la représentation de la guerre dans la deuxième partie. L'amitié improbable de Pierre avec le paysan Platon Karatayev sur la route de Smolensk devient le pendant des retrouvailles de Natacha avec Andrey, qui se meurt.

L'effusion lyrique d'Andreï sous le ciel nocturne paisible de la première scène de l'opéra est un véritable cadeau aux barytons, mais c'est Natacha qui domine la première partie. Sa fraîche innocence est établie dès l'ouverture ; l'enchantement du premier bal, où sa timidité se fond dans l'amour naissant ; sa sensibilité à la séduisante flatterie d'Anatol Kouraguine ; son humiliation chez les Bolkonsky ; et plus encore le sentiment nostalgique lié à la perte de la jeunesse et de tout ce qui lui est le plus cher. Les longues lignes mélodiques qui expriment ses émotions contradictoires font de ce rôle l'un des plus aimés du répertoire de soprano, comparable à Tatiana dans Onéguine.

Les destins d'Andrey et de Natasha deviennent subsidiaires à l'effort de guerre dans la deuxième partie. On s'émerveille plutôt de l'habileté avec laquelle Prokofiev dessine l'irritation croissante de Napoléon ; les différents personnages des généraux russes esquissés en quelques lignes seulement ; la dévastation de Moscou en flammes ; l'hiver amer de la grande retraite. Il prend ici pour modèle Moussorgski, avec sa juxtaposition de scènes contrastées. Pourtant, lorsqu'on entend les « pi-ti-pi-ti-pi-ti » tolstoïens, d'une insistance obsédante, du chœur tandis que Natacha implore le pardon d’un Andrey mourant, on reconnaît la voix unique de Prokofiev.