La Passion selon Saint Jean comme liturgie laïque
Jean-Sébastien Bach : voilà un nom que vous ne vous attendiez peut-être pas à voir sur OperaVision. Bien qu'il n'ait jamais écrit d'opéra, le compositeur baroque allemand (1685-1750) s'est souvent montré sensible à la dimension dramatique de son répertoire liturgique. Certaines de ses cantates profanes présentent une qualité presque opératique. Il n'hésite pas à les appeler dramma per musica, le même terme utilisé pour décrire les opere serie, ce style d'opéra italien, noble et populaire dans toute l'Europe à l’époque. Nous sommes cependant encore loin de l'opéra. Retraçons les étapes qui ont conduit à ce que la Passion, conçue à l’origine comme une musique d'église fonctionnelle, soit aujourd'hui diffusée sur une plateforme d'opéra.
Bach a travaillé sans relâche sur la Johannespassion, depuis sa première année en tant que cantor de l'église Saint-Thomas jusqu'à peu avant sa mort. Il a expérimenté comme il ne l'a fait avec aucune autre composition de grande envergure, créant plusieurs révisions sur une période de 25 ans. Ce seul fait prouve l'importance de La Passion dans son œuvre et dans son cœur. Créée le Vendredi saint 1724 dans l'église luthérienne Nikolaikirche (église Saint-Nicolas) de Leipzig, la structure de la Passion est divisée en deux parties vouées à accompagner un sermon. Le livret anonyme s'appuie sur un mélange de différents genres de textes, dont des œuvres existantes comme il était d'usage à l'époque. Il se compose de récitatifs et de chœurs qui relatent la Passion du Christ telle que racontée dans l'Évangile de Jean, d'ariosi et d'arias qui commentent l'action et de chorals basés sur des hymnes et des textes familiers et faciles à chanter pour la congrégation.
C'est ici qu’entre en scène la production de La Passion selon Saint Jean du Théâtre du Châtelet, coproduite avec Teatro Arriaga de Bilbao. Dès le départ, le metteur en scène espagnol Calixto Bieito a tenu à faire appel à des chanteurs amateurs pour former le chœur, au centre de la narration : « À Bilbao, le chant choral est une véritable tradition depuis plus de deux siècles. [...] C’était naturel pour moi de faire de ces chœurs le centre de cette liturgie laïque, païenne et spirituelle ». Connu pour ses interprétations radicales d'opéra, Calixto Bieito souhaitait mettre en scène la Passion depuis de nombreuses années. Selon lui, un oratorio théâtralisé n'a rien de contradictoire car « les textes bibliques sont suffisamment ouverts pour pouvoir les lire de manière non littérale. Ils nous parlent de nos désirs, de nos frustrations, de nos fantasmes et, surtout, d’un profond besoin de croire, au sens le plus simple et le plus complexe du terme. »
L'espace scénique abstrait créé par Bieito donne lieu à un contraste esthétique, renforcé par les costumes contemporains. L’ensemble témoigne du désir du metteur en scène de recréer une liturgie laïque pour notre époque. Il produit une série d'images évocatrices et de scènes allégoriques décrivant les innombrables victimes des XXe et XXIe siècles en Europe, en commençant par la souffrance d'une seule personne et en terminant par une fosse commune. « La musique de Bach est une bonne raison de lutter contre la pesanteur de nos existences et l’opacité du système actuel qui opprime les peuples. Avec Bach, nous redécouvrons notre fragilité, la beauté et la cruauté de notre époque. »