Les 4 figures de Trionfo selon le chef d'orchestre David Bates
Belezza : Un personnage sensible
Dès le début, le premier aria de Bellezza, « Fido specchio », dans lequel elle chante à propos de son « fidèle miroir » et prend conscience de sa mortalité, nous montre que sa nature de prime abord insouciante et frivolement hédoniste cache une certaine insécurité. L'aria est en la mineur, ce qui est très inhabituel pour un jeune personnage féminin au début d'un tel oratorio. Le compositeur français Marc-Antoine Charpentier, que j'aime beaucoup et qui était le contemporain de Händel, avait attribué les qualificatifs de « tendre et plaintif » à cette tonalité quelques années auparavant. On pourrait aussi la qualifier de « sensible ». Ainsi, dès le début, Bellezza se pose des questions existentielles et fait l’examen de ses sentiments contradictoires. À partir de là, le chemin s’avère long pour elle, du la mineur du début jusqu'au mi majeur de son dernier air, dans lequel elle célèbre les êtres éternels des cieux. Entre les deux, elle tente de découvrir qui elle est et si elle peut devenir une meilleure personne. Ce développement ne correspond donc pas à un appel à la prière obéissante, mais plutôt à l'esprit naissant des Lumières, qui s’accompagnait également d’une émancipation de la pensée. Dans sa musique, Händel, qui n'était pas très pieux, dissimule une puissance subversive qui mène à Dieu – mais à travers une longue déviation par l’individu.
Piacere : Rendre les épines audibles
Piacere s'est clairement et impitoyablement consacrée au plaisir interdit dont elle porte le nom. Sa musique, dans ses extrêmes, avec ses nombreux pics et ses audaces chromatiques, est tout à fait subversive pour la période. Désespérément égoïste, elle ne connaît pas un développement comme celui de Bellezza, mais vit l'instant présent sans aucune considération des conséquences et refuse de faire face à la vérité que les autres personnages tentent d'affronter. En particulier vis-à-vis de Bellezza, qui est tiraillée par sa recherche du droit chemin, Piacere se comporte comme une petite sœur, essayant toujours de déranger et de saper les intentions plus sérieuses de sa grande sœur. Mais Piacere nous montre aussi quelquefois son insécurité, et on l'entend se demander si elle est réellement sur le bon chemin. C'est comme si, au fond d'elle-même, elle connaissait la réponse. Dans le touchant « Lascia la spina », elle chante son admiration pour la beauté des roses et la nécessité de ne pas détruire cette image par la pensée des épines. Comme tout air devenu populaire, Händel l’utilisa sans vergogne, encore et encore ; la plupart le connaissent sous le nom de « Lascia ch'io pianga » dans Rinaldo. Mais dans Trionfo, il y ajouta les hautbois, et je dirais qu’ils correspondent aux épines que Piacere ressent. Et les épines représentent la contradiction à laquelle elle est confrontée : c'est un ange déchu, elle connaît la vérité et sait qu'elle court à sa perte mais ne peut pas abandonner la voie qu'elle a choisie. Dans ces courts moments de lucidité, qui se déroulent non pas en paroles mais en musique, on sent combien Piacere est vulnérable dans sa nature égoïste.
Disinganno : Le désir de voler
La figure de Disinganno est prise entre deux contraires et risque constamment d'être écrasée entre eux. Le style baroque du « clair-obscur », le contraste direct de la lumière et de l'obscurité, tel que nous le connaissons par exemple dans les peintures de Caravage, s’inscrit dans ce personnage. Car la vérité et l'illumination que le « Dis-inganno » (désillusion) porte littéralement en lui s'accompagne toujours de la reconnaissance de sa propre vulnérabilité et de son impermanence. Ainsi, la figure oscille entre les extrêmes du cynisme et de l'espoir d’une meilleure connaissance. Tout sentiment négatif inclut également un aspect positif. Dans l’aria « Crede l'uom », dans lequel le Disinganno chante que le temps déploie ses ailes en secret, Händel l’accompagne de flûtes à bec qui, dans la musique baroque, symbolisent clairement la mort. Dans le monde influencé par Luther dont Händel est originaire, la mort n'est pas seulement une fin mais aussi un début. La musique de Disinganno est influencée par cela : outre la morosité et la prévenance qui la caractérisent, elle est à la fois belle et pleine d'espoir. Disinganno est à moitié dans l'ombre, ses avertissements sont lourds de sens, mais sa musique est entrelacée de légèreté, celle du désir de l’envol.
Tempo : Des débuts douloureux
Le conflit de Tempo n'est en rien inférieur à la lutte intérieure de Bellezza. Le premier air de la figure, « Urne voi » (Tu tombes), suit schématiquement une forme baroque stricte et pourtant, son expression se cherche et vacille comme un accompagnato-récitatif. La tentative de clarification, que les récitatifs négocient souvent, est donc si dramatique qu'elle doit être amplifiée par les instruments de l'orchestre. Cela s'exprime également dans le texte : les représentations de la mort de Tempo, les os – en tant que seuls vestiges de beauté qui survivent aux ravages du temps – sont nus et froids. Le temps s'éloigne de ses propres actes à mesure que les tombes s'ouvrent - un tableau fantastique ! Lorsqu’Elisabeth Stöppler a évoqué l'idée de représenter Tempo comme un personnage en pleine crise existentielle, cela m'a tout de suite paru logique. Parce que le traumatisme est déjà inscrit dans sa musique. Certaines personnes vivent sans jamais se poser de questions, puis en arrivent à un point où ils remettent leur existence en question pour la première fois et doivent faire face à une profonde crise. J'ai une sympathie sincère pour la rapidité. Même son duo tranquille avec Disinganno, « Il bel pianto » (La belle complainte,) transmet ce tempérament entraînant : l'aube est belle et promet un nouveau départ, mais ce dernier sera aussi terriblement douloureux, regorgeant de douloureuses dissonances. Pour moi, cela inclut la frustration et la souffrance du personnage. La vie peut être sacrément cruelle.