Une oeuvre ouverte
David Lescot, librettiste et metteur en scène de Trois Contes, explique comment il a regroupé trois histoires indépendantes en une dans son nouvel opéra.
Trois Contes est un projet d'opéra de chambre en forme de triptyque, composé par Gérard Pesson. Il s'agit de l'adaptation très libre de deux contes : La Princesse au petit pois d'Andersen et Le Diable dans le beffroi d'Edgar Allan Poe et d'un ouvrage de Lorenza Foschini portant sur le manteau de l'écrivain Marcel Proust, Le manteau de Proust. Les trois récits sont distincts, autonomes, mais entre eux circulent des éléments, des échos, des thèmes communs. Ce serait, comme une invitation à interpréter ce que l’on écoute et ce que l’on voit, à tisser des liens, à construire soi-même un sens. Trois Contes serait donc ce qu'Umberto Eco appelait une « oeuvre ouverte », en faisant de cette qualité une condition de la modernité.
La Princesse au petit pois, court conte d’Andersen, sera ici une trame soumise à 6 répétitions-variations. À chaque version, un rapport différent entre la musique et le texte. Dans la version de base, la musique est hypnotique, rapide, presque mécanique. La seconde version par constraste, sera « plus que lente », et l'histoire, comme épuisée, s'arrête avant la fin. La troisième est une version express de La Princesse au petit pois en une minute. La 4è reprend exactement la mise en scène, gestes, attitudes, lumière de la précédente, mais en changeant le texte et la musique, comme si l'on avait changé la bande-son d'un film. la 5è est une version « comédie musicale », composée d'une suite de lyrics, version ensoleillée et pleine de bonheur, jusqu'à l'absurde. Enfin la 6è et dernière est une version « noire » où la princesse n'est pas accueillie par la famille du prince, et rejetée en tant qu'étrangère.
Le récit du Manteau de Proust commencera dans les sous-sols du musée Carnavalet où est gardé, dans un grand carton, ce manteau, trop fragile pour être exposé. Ainsi le musée, où l'on dépose le petit pois, fait la transition entre la première et la deuxième partie. Dans cet acte, au contraire du premier, la voix est moins présente. Le texte est parfois chantonné, parlé, donné en texte à lire, à déchiffrer. Douceur du rythme, effacement, jeu d’ombres. On peut penser à un livre d’images dont on tourne les pages une à une, chacun composant un tableau. Les objets, leur fragilité, leur statut sacré, sont autant les protagonistes du récit que les personnages. La musique est effacée, mystérieuse, allusive, faite de silhouettes et de souvenirs.
La troisième partie, Le Diable dans le beffroi, est adaptée de la nouvelle d'Edgar Allan Poe, qui par son ironie et son sens de la caricature préfigure la bande dessinée, ou le dessin animé. On aura ici un groupe choral de six voix ponctuant le récit d’un narrateur, le comédien belge Jos Houben. Le récit sera émaillé de refrains, de chansons, un folklore inventé. Comme dans la nouvelle de Poe, la structure du récit sera celle d’une conférence. Le narrateur emprunte aux communications universitaires leur érudition, leur goût des références bibliographiques maniaques, leurs hypothèses étymologiques. À mesure que le conférencier décrit son objet, celui-ci apparaît, s’anime autour de lui. Il le laisse aussi se détruire de l’intérieur en y introduisant le Diable.
L’image autant que la musique doivent rendre la distance, l’ironie si particulière, et réellement novatrice, de la nouvelle de Poe. Ici l’irruption du diable, violoniste dans la nouvelle de Poe, sera traduite par un moment chorégraphique. Le diable c’est un rythme singulier qui tranche sur le rythme général, en cela il est à la fois destructeur et libérateur : une idée que pourrait traduire la danse, tranchant sur l’immobilité régulière du choeur des villageois. L’idée de rythme est traitée ici de manière féroce : le rythme de Vondervotteimittis, c’est la litanie sans cesse recommencée des jours qui se suivent et se ressemblent, sur fond de satisfaction puritaine.
C'est donc au spectateur d'établir les liens thématiques et symboliques qui lient les trois oeuvres, et qui sont multiples, par delà leurs différences. Mais on peut insister sur l'idée que la figure de l'étranger circule entre les trois contes :
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la princesse arrivée de nulle part et qui doit passer une épreuve pour prouver ce qu'elle est
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l'écrivain Marcel Proust, étranger dans sa propre famille, par son art comme par ses moeurs
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l'étranger représenté comme le diable, faisant irruption au sein d'une communauté rivée mécaniquement à ses habitudes et qui, en la déréglant (ce dont le narrateur fait mine de s'offusquer alors qu'en général il s'en réjouit), réintroduit le principe libérateur de l'art, comme force de vie.