Amour, destin et obsession
L'amour, le destin et l'obsession jouent un rôle crucial dans Der ferne Klang de Franz Schreker. Christof Loy revient sur sa fascination pour l'opéra et les enseignements qu’il en a tirés en mettant en scène cette nouvelle production du Royal Swedish Opera.
Au cours de la dernière année, j'ai mis en scène trois opéras consacrés aux artistes eux-mêmes : Tannhäuser de Richard Wagner, Capriccio de Richard Strauss et à présent Der ferne Klang de Franz Schreker. Ces oeuvres m'ont permis de mieux comprendre le processus créatif. Il est facile de dire que ces opéras ne concernent que les compositeurs et leurs problèmes, mais la création d’une œuvre d'art peut être le symbole de la création d’une vie. Elle aborde les choix que nous faisons. Nous devons constamment lutter pour parvenir à prendre les bonnes décisions, mais il nous arrive de faire de mauvais choix, tant dans la vie que dans l'art.
Le destin constitue un ingrédient important du monde imaginé par Schreker. La plupart des gens associent le mot « destin » à un élément maléfique, au fait d’être né sous une mauvaise étoile. Alors que pour Grete, il s'agit de sa situation familiale, pour Fritz, c’est une crise créative dans sa vie professionnelle qui le mène à l’autodestruction. L'aspect « conte de fées » de l'opéra transforme les forces du mal en rôles. La vieille dame qui trompe Grete dans le premier acte, et le Dr. Vigelius, presque semblable à Méphistophélès, sont les personnages les plus ouvertement malveillants. Mais même un personnage qui semble plutôt ordinaire, tel que Rudolf, finit par conduire Fritz aux abysses.
Il est intéressant que nous ne considérions jamais le destin comme un élément positif. Il s’agit indéniablement d’un thème important de l'opéra, mais Grete et Fritz doivent également se battre pour comprendre l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. En fin de compte, tout ce qui est positif est lié à leurs choix personnels. J'ai toujours eu l'impression que l'Acte III conduisait à une sorte de catharsis, pour Fritz et Grete bien sûr, mais aussi pour le public.
Lorsque Fritz réalise enfin que le fait de trouver cette « mélodie lointaine » qu’il entend ne lui apportera pas le succès qu'il attendait, il est sous le choc. Mais cet étonnement le laisse libre de trouver l’inspiration ailleurs. Lorsque, dans le premier acte, il explique à Grete qu’il doit partir pour trouver cette mélodie, sa pulsion est juste. Le problème réside dans la superficialité de ce voyage : il témoigne de l’étroitesse d'esprit de Fritz. Chacun peut se reconnaître en lui, nous cherchons toutes et tous l'inspiration de manière superficielle, sans la trouver. Puis, alors que nous baissons les bras, la réponse que nous cherchions depuis le début se révèle à nous. Pour Fritz, cet échec constitue une étape importante de son processus de guérison.
Grete, quant à elle, aspire à être aimée par Fritz, et ce désir demeure malgré l’éloignement. Comme Violetta dans La traviata de Giuseppe Verdi, Grete fait un choix malheureux lorsqu'elle suit la vieille dame, qui se révèle être une maquerelle et la transforme en courtisane. Grete vit également un moment de catharsis au cours du troisième acte, lorsqu'elle se voit représentée sur scène dans l'opéra de Fritz. À la fin de la représentation, le Dr. Vigelius l’aborde : « N'êtes-vous pas Gretel ? Gretel Graumann ? » Et Grete de répondre : « Oui, c'est ce que je veux être. » Un moment particulièrement émouvant.
Avec La traviata, Verdi poursuit un agenda politique et social en critiquant le système écoeurant de la prostitution et du traitement injuste des femmes. Lorsque j'ai lu et étudié pour la première fois Der ferne Klang, il m’a semblé que l'élément érotique était traité superficiellement, exhibé de façon presque honteuse, mais ayant à présent expérimenté physiquement la musique de Schreker, je pense qu'il avait en fait les mêmes préoccupations que Verdi. C'est une erreur de penser qu'il glorifiait cet univers sexuel ; il avait plutôt à coeur de dénoncer la vie misérable de ces femmes.
Schreker a offert une voix musicale à tous ces personnages. À chaque battement, on sent leurs obsessions. Il n'y a pas une seule note superflue dans la partition, tout a un objectif dramatique. C'est ce que nous pouvons dire de tous les grands compositeurs : ils nous permettent d'explorer la condition humaine à travers le langage musical qu’ils ont trouvé pour refléter la difficulté des choix individuels.
Ce texte est basé sur une interview de Christof Loy par Katarina Aronsson, dramaturge et directrice de programme au Royal Swedish Opera, qui fut publiée pour la première fois dans le programme de Der ferne Klang en octobre 2019.