Boris Godounov : Façonner l’Histoire
Les deux opéras les plus influents du 19e siècle sont très certainement Tristan & Isolde de Wagner, et Boris Godounov de Moussorgski.
Ce que l’on peut appeler « l’action musicale » de Wagner, où tout se concentre sur le drame intérieur de l’âme humaine, domina toute la pensée musicale qui suivit, pour le meilleur comme pour le pire. Wagner s’inspirait du théâtre de la Grèce Antique, revisitant les idéaux dramatiques du 5e siècle avant Jésus-Christ au moyen de mythes nordiques.
L’inspiration de Moussorgski, elle, trouve sa source dans l’histoire russe au travers du drame historique de Pouchkine, dont la forme est à son tour inspirée des pièces historiques de Shakespeare. Leur méthode est celle du « théâtre épique », dans lequel de nombreuses et courtes scènes s’entremêlent pour dépeindre une image diversifiée des événements historiques et de leurs contradictions. Malgré l’influence de Wagner, on peut considérer que l’« amateur » Moussorgski eut un impact encore plus marqué sur l’opéra du 20e siècle. Debussy l’admirait beaucoup : « Moussorgski est remarquable pour son indépendance, sa sincérité et son charme. Il est une sorte de Dieu de la musique. Les Russes offrent un nouveau souffle à cette ridicule rigidité qu’est la nôtre. Ils nous aident à mieux nous connaître ».
La véritable vocation de l’artiste
« La vie, où qu’elle se manifeste, sa vérité, même amère ; sa parole, sincère, courageuse, voilà mon inspiration », écrivait Moussorgski en 1875. Trois ans plus tard, il déclarait que « la seule démonstration de la beauté physique, en son sens matériel [est] une puérilité, un art à peine éclos. Aller au cœur de la nature humaine et du peuple, et les conquérir : voilà la véritable vocation de l’artiste. »
La version la plus tardive et la plus complète de Boris Godounov (1872), incluant les scènes polonaises, et tout particulièrement la substitution de la scène finale révolutionnaire dans la forêt de Kromy par celle, plus abrupte, de Saint Basile, tend vers cette diversité.
Le format antérieur en sept scènes, de 1868-1869, utilisé dans la production de l’Opéra de Sofia, permet de concentrer l’action, et englobe des éléments de dix des vingt-cinq scènes de Pouchkine. De nombreux personnages secondaires y sont habilement effacés, et le personnage du Prétendant s’en trouve par exemple tronqué. Ce format ne permet pas de restituer complètement les faits historiques, mais renforce la relation entre les deux personnages principaux, à savoir le Tsar Boris et le peuple russe.
Aller au cœur de la nature humaine et du peuple, et les conquérir : voilà la véritable vocation de l’artiste.
Le Tsar et son peuple
Le peuple constitue le pilier du récit et le soutient, le drame se concentrant sur les dilemmes personnels de Boris. Le chœur incarne le peuple dans les deux premières et les deux dernières des sept scènes, rôle qu’il abandonne dans les trois scènes centrales. Le lien entre le souverain et ses sujets est traité avec force lors de trois scènes spécifiques. Dans la scène 2, celle du Couronnement, Boris prie pour être un souverain juste et jure de se dédier à son peuple. Lors de la scène 5, qui se déroule six ans plus tard, Boris ne peut que constater le désordre de son règne, ses bonnes intentions et les catastrophes naturelles dans le soliloque central de l’opéra. La scène 6, qui se déroule à l’extérieur de la Cathédrale Saint-Basile, évoque la rencontre dévastatrice entre le Tsar tourmenté et le plus vil de ses sujets, le Saint Fou. L’âme de Boris est désormais mise à nue, alors qu’il demande au Fou de prier pour son salut.
Ce dernier refuse de prier pour celui qu’il surnomme le « Tsar Hérode », l’Infanticide. Le Fou – trop ignorant ou incapable de mentir – énonce tout haut cette vérité qui hantait Boris et avait entaché son règne. Comme dans Shakespeare, les désastres naturels – les famines, les feux de forêts détruisant les villages, les morts inexpliquées dans les familles – sont une métaphore d’un territoire maudit, anéanti par un souverain coupable.
Images obsédantes de l’enfant assassiné
L’image de l’enfant assassiné Dimitri parcourt l’opéra autant qu’il hante Boris. Au sommet de sa gloire, lors du Couronnement, Boris est submergé par l’appréhension : son soliloque contraste de façon saisissante avec la joie qui précède et qui s’ensuit. Dans le monastère de Chudov, Pimène raconte méticuleusement et avec force détails les évènements advenus treize ans plus tôt à Uglich, une histoire qui enflamme les rêves du jeune moine Grigori. Dans la scène 5, dans les appartements du Tsar au Kremlin, Chouïski relate si passionnément l’acte inavouable que Boris finit par avoir des visions de l’enfant assassiné. Le Fou, dans la scène 6, réitère ce récit de façon encore plus abrupte. Lors de la scène 7, c’est au tour de Pimène de raconter l’histoire d’un berger aveugle dont la vue fut restaurée après une vision de Dimitri à Uglich, ce qui provoque la chute finale de Boris. Et ce n’est qu’à la toute fin de l’opéra, lorsque Boris trouve enfin le repos, qu’apparaît l’image de son fils Fiodor, attendant l’accomplissement de sa propre destinée. Cette image reflète parfaitement la scène finale de Pouchkine, courte mais d’une tristesse infinie, des enfants Godounov, laissés à l’abandon.
Cette production en plein air, aux pieds de la Cathédrale Saint-Alexandre Nevski à Sofia, façonne à son tour l’Histoire, en célébrant à la fois l’anniversaire du monument et quelques-uns des plus grands artistes bulgares.