Dieu n'est-il pas partout ?
Le plus grand opéra de Rimski-Korsakov, La Légende de la ville invisible de Kitège et de la jeune fille Fevronia, est souvent appelé « le Parsifal russe ». Composé au début du XXe siècle et créé en 1907, il trahit certaines influences musicales du dernier opéra de Wagner, créé en 1882, mais il s'apparente davantage à une vision panthéiste englobant à la fois la religion et la nature, où un « sage fou » (selon les propres mots de Wagner) emprunte un chemin dangereux vers un but insaisissable. Certains identifient ce but comme étant la rédemption, mais le véritable sujet des deux opéras est la compassion.
Pourtant, la plus forte impression laissée par l'étonnante production de Dmitri Tcherniakov pour le Dutch National Opera est la nature essentiellement russe de l'ensemble de la conception. L'héroïne Fevronia est une « sainte folle » dans la tradition russe, dotée d’une sagesse instinctive qui transcende la politique et la religion. Lorsque le prince Vsevelod lui demande, au premier acte, si elle fréquente l'église, elle répond : « Dieu n'est-il pas partout ? Vous pensez peut-être que ma forêt est un endroit vide, mais non – c'est une grande église, où, jour et nuit, nous célébrons l'Eucharistie ». La musique sur laquelle elle chante ces lignes revient dans l'acte IV pour incarner son âme transfigurée.
Pour les actes I et IV, Tcherniakov, qui a conçu les décors, crée une forêt russe à la densité impressionnante, habitée par une présence naturelle et humaine minutieusement reproduite, comme dans un tableau de Breughel. La soprano russe Svetlana Ignatovich-Aksenova incarne l'innocence de Fevronia avec une fraîcheur déconcertante, rayonnante dans les cadences obsédantes de son chant d'ouverture. À la fin de cet acte, après le départ de visiteurs inattendus, et la méthodique ascension de bûcherons au loin, elle s'allonge sur le sol de la forêt, en communion extatique avec la nature. C'est une image à couper le souffle.
L'acte II, qui se déroule dans la petite Kitège, apporte un contraste total. Ici, Tcherniakov évoque l'oisiveté urbaine indisciplinée, et peuple la ville d'actions individuelles presque trop détaillées pour être absorbées en un seul regard. De cette masse d'activités contrastées – le cortège nuptial de Fevronia, un ours de foire, le chant prophétique d'un barde – émerge l'autre grand personnage original de cet opéra, Grishka Kuterma. Ce chômeur ivrogne appartient à une tradition russe de voleurs mensongers, que l'on retrouve chez Moussorgski et Borodine, mais certainement pas chez Wagner. Quelque 35 ans plus tôt, Rimski-Korsakov avait travaillé sur son premier opéra, La servante de Pskov, alors qu’il partageait son logement avec Moussorgski qui écrivait alors Boris Godounov. La panique impuissante qui envahit les habitants de Kitège face à l'invasion imminente des Tatares rappelle ces deux opéras de la fin des années 1860. Elle est étrangement prémonitoire aujourd'hui, alors que nous sommes impuissants face à une pandémie mortelle.
Après ce qu'il s'est passé sur terre, la vie ne peut plus jamais continuer comme avant. Tout le monde vit dans l'attente d'une fin inévitable.
Grishka devient l'agent de la trahison à la fois du havre de Kitège, conçu par ses dirigeants comme un refuge contre les souffrances terrestres, et de la mariée abandonnée Fevronia. Mais, confrontées à l'anéantissement, les femmes abandonnées de Kitège transforment la tristesse en joie, et Fevronia sauve Grishka du carnage. Un « miracle » se produit, par lequel Kitège devient invisible dans la brume, ses cloches d'église et son reflet fantomatique dans l'eau sont mystérieusement illustrés par l'orchestration cristalline de Rimsky-Korsakov.
Dans le dernier acte, Grishka souffre d'hallucinations causées par l’alcool et le remord qui le rendent fou. Fevronia s'endort par terre et imagine le mariage avec Vsevelod qui lui a été refusé ; elle tend la main à ceux qu'elle a pu et n'a pas pu aider au cours de sa vie. Comme nous le rappelle Tcherniakov : « Après ce qu'il s'est passé sur terre, la vie ne peut plus jamais continuer comme avant. Tout le monde vit dans l'attente d'une fin inévitable. »