Il trovatore: un opéra de la nuit
Chaque opéra de Verdi est reconnaissable à sa couleur. Il trovatore appartient à la nuit, sa couleur dominante, le bleu nuit, est sporadiquement irradiée par le rouge flamme du feu, qui constitue un motif récurrent.
Le paradoxe de Il trovatore est celui d'une histoire d'obscurité presque ininterrompue et imprégnée d'une musique d'un lyrisme flamboyant. C'est un cliché critique paresseux que de répéter la maxime de Caruso selon laquelle « tout ce dont Il trovatore a besoin, ce sont les quatre plus grands chanteurs du monde », ce qui implique que l'intrigue est si farfelue et ridicule qu'il vaut mieux l'ignorer. C'est le contraire qui est vrai. Les thèmes dramatiques de Il trovatore sont élémentaires dans leur puissance : l'attraction magnétique dans l'amour et la haine des frères perdus depuis longtemps ; la mère qui détruit l'enfant si cher à son cœur ; la femme sans défense qui se sacrifie par amour. Le texte que Verdi a tiré de son librettiste chevronné Salvatore Cammarano est un échafaudage habilement construit permettant à la musique de restituer le récit sans entrave. C'est un livret parfait, car lorsque s’y ajoute la musique, il devient invisible.
Il trovatore est le dernier des opéras de Verdi à se cantonner aux structures rigides de l'opéra de l'ottocento traditionnel. Ces structures font elles-mêmes partie du modèle formel soigneusement équilibré de l'opéra, et, bien qu'il soit en théorie composé de quatre actes, l'opéra est en réalité une composition en deux actes. Il est calqué sur Don Giovanni, que Verdi découvrit grâce à son professeur Lavigna qui le força à l'étudier jusqu'à ce qu'il le connaisse par cœur. Chaque « entité » comporte quatre scènes. Le schéma est le même dans les deux parties : la première scène, dirigée par le narrateur Ferrando, introduit le contexte et met en marche le récit. La deuxième scène est un interlude à prédominance lyrique qui se termine par une furieuse section finale. La troisième scène de chaque partie est la plus longue et la plus développée et constitue le point culminant musical et dramatique : dans la première partie, la scène prolongée entre Azucena et Manrico explore leur passé commun ; dans la deuxième partie, la grande scène de la décision de Leonora construite autour du Miserere. La scène finale de chaque « entité » est, en comparaison, laconique, avec des événements raccourcis et une conclusion brutale.
Les quatre rôles principaux requièrent des chanteurs de haut niveau, car Verdi a imaginé leurs émotions de façon extrêmement précise et complète. Le comte Di Luna ne doit pas être présenté comme un baryton au cœur noir et hargneux car ses lignes vocales révèlent une grande tendresse et des variations d'humeur entre agressivité et doute de soi. Manrico n'est pas seulement un guerrier macho armé de sa trompette, mais un poète et un troubadour, assez réservé et insaisissable pour chanter deux de ses airs hors scène. La progression de Leonora, de victime éblouissante à catalyseur qui décide du destin des deux frères, est la transformation la plus étonnante de toutes. Pourtant, c'est Azucena, bien qu'elle n'apparaisse que dans trois des huit scènes, qui hante l'opéra et qui en est la création la plus mémorable.
Gabriele Baldini est allé jusqu'à relier Azucena à « l'idéal inatteignable du Roi Lear », le sujet qui obsédait Verdi mais qu'il ne traita jamais. « La grandeur d'Azucena vient de son sentiment d'être déchirée entre l'émotion et le destin, la naissance et la mort (ou plus précisément la floraison et la décadence), par un jeu aveugle et irrationnel dans un cercle confus de folie... Azucena est comme une ouverture dans laquelle nous pouvons jeter un regard effrayé sur quelque chose qui se trouve au plus profond de nos origines. Il est important que Manrico ne sache pas s'il est vraiment son fils, il est important qu'Azucena se contredise continuellement à ce sujet et qu'elle se sente comme la projection d'une autre mère, d'une autre gitane qui s'est trouvée dans une situation similaire sur laquelle il est nécessaire d'apposer le sceau de la vengeance ; mais il est surtout important que celui qui entend cette musique d'une clarté éblouissante ne cesse de superposer un personnage à un autre, et ne sépare jamais leurs caractéristiques individuelles.... En ce sens, je crois que Il trovatore est le chef d'oeuvre de Verdi ».
La composition de Il trovatore correspond à une période difficile de la vie de Verdi, car elle coïncide avec la mort de sa mère. Verdi a scrupuleusement supprimé le caractère autobiographique de son œuvre, mais il est clair que certains thèmes ont une résonance particulièrement forte pour lui. Souvent, on pense au lien entre le père et la fille chez Verdi : un lien ébranlé dans Nabucco, Giovanna d'Arco, Rigoletto et Aida, ou redécouvert dans Simon Boccanegra. Dans Il trovatore, c'est la recherche d'une mère pour son fils, et d'un fils pour sa mère, avec une conclusion désespérément sombre. Après la première, Verdi écrivit à un ami : « On dit que cet opéra est trop triste et qu'il y a trop de morts. Mais finalement, dans la vie, tout est mort ! Qu'est-ce qui existe encore ? »
Certains soutiennent que les compositions supérieures de Il trovatore sont l'Acte II Scène 1 et l'Acte IV Scène 1, qui présentent un important développement narratif et musical. Plus extraordinaires encore sont les sections finales et compactes de chaque entité. Dans la première, le sauvetage magique de Leonora par Manrico donne lieu à la phrase très universelle « Sei tu dal ciel disceso, o in ciel son io con te » - « Es-tu descendu des cieux, ou suis-je aux cieux avec toi », qui rassemble les sentiments de tous en une seule et même envolée glorieuse. Dans la seconde, les prisonniers Manrico et Azucena sont rejoints d'abord par la mourante Leonora puis par Di Luna trahi, pour former un quatuor d'une incomparable désolation funèbre, dans lequel leurs quatre âmes solitaires sont mises à nu avant que, dans les dernières secondes, Azucena ne frappe Luna avec sa révélation finale. C'est une musique dévastatrice, mais aussi un drame existentiel.