Tout cela n’était-il qu’un rêve ?
La dramaturge Marion Tiedtke rencontre le metteur en scène Roger Vontobel, le scénographe Fabian Wendling, la costumière Ellen Hoffmann, la chorégraphe Zenta Haerter et le vidéaste Stefan Bischoff.
Marion Tiedtke : Pendant nos préparatifs, nous nous sommes constamment posé la question : comment interpréter cet opéra, vieux de près de 180 ans et joué d'innombrables fois, pour l'époque moderne ?
Roger Vontobel : Mon approche est toujours liée à une façon particulière et délibérée de raconter des histoires, une sorte de porte d'entrée pour interpréter l'opéra. Très tôt, Wagner s'est montré très critique à l'égard du développement du capitalisme, ce qui n'est pas sans rappeler la façon dont nous voyons aujourd'hui la catastrophe du changement climatique : nous aussi, nous voulons échapper à un environnement qui nous opprime et nous rend malades, mais dans notre impuissance, nous avons tendance à nous réfugier dans un monde de substitution ou d’illusions pour nous distraire. L'histoire de Senta est une fuite d'un monde patriarcal et capitaliste où il n'y a pas d'autres valeurs que les valeurs matérielles. Elle aspire à un but plus grand, à un bonheur d'un autre genre. Elle se perd dans ce désir, s'engourdit dans des rêveries qui la conduisent à un état d'esprit schizophrénique, finalement mortel, et qui semble sans issue.
MT : Comment avez-vous eu l'idée des cordes pour le décor et que représentent-elles ?
Fabian Wendling : La scénographie est basée sur la filature au début du deuxième acte, que nous avons décidé d'utiliser comme point de départ pour notre interprétation. Nous avons conservé l'idée des fils filés, mais nous avons choisi la variante plus rugueuse de la corde, qui peut symboliser aussi bien le monde de travail rude des hommes en mer que le monde de l'usine rude des femmes de la filature. La vie quotidienne de Senta se déroule dans cette filature, dont elle veut s'échapper avec le Hollandais. Il était donc logique de représenter ses rêves et ses désirs comme des déformations de ce cadre. À la fin, la corde devient le cordon avec lequel les femmes nouent leurs corsages et avec lequel Senta finit par se tuer. Dans la scène d'ouverture, 53 treuils à corde forment une sorte de prison et une plate-forme surélevée sert de poste de surveillance pour les gardes.
MT : La ballade de Senta étant le point de départ de la composition de Wagner, nous avons décidé d'interpréter l'opéra du point de vue de Senta : nous nous trouvons dans un monde où rêves et réalité s'entremêlent. Cela permet une nouvelle liberté avec les costumes, qui apparaissent souvent comme des citations de la culture contemporaine. Quelles ont été vos principales inspirations ?
Ellen Hofmann : Pour moi, Le Vaisseau fantôme est une histoire d'horreur qui pourrait tout aussi bien se dérouler dans un roman dystopique des années 80 que dans un film hollywoodien moderne de Quentin Tarantino. Lorsque nous avons parlé en équipe du groupe de jeunes filles filantes du deuxième acte, nous avons souvent évoqué le roman de Margaret Atwood The Handmaid's Tale et la série qui en a été tirée. Elles sont essentiellement des travailleuses forcées dans la maison de Daland, fabriquant leurs propres corsets et robes pour plaire aux marins qui arrivent. Elles sont "préparées" pour le marché du mariage afin d'être "présentées à l'homme" sous le meilleur jour possible. Dans notre production, il s'agit de costumes des années 50, lorsque les femmes s'habillaient encore de manière très féminine. Mary, la gouvernante de Senta, est inspirée de la tante Lydia du roman d'Atwood : une tutrice qui, d'une part, jouit de la confiance de ses filles, mais qui, d'autre part, les punit et les torture pour que personne n'ose sortir du système. Le costume de Daland est inspiré de celui de Leonardo Di Caprio dans le rôle de Calvin Candie dans Django Unchained.
MT : Quelles techniques et styles de danse utilisez-vous dans votre travail et comment développez-vous vos chorégraphies ?
Zenta Haerter : Je suis influencée par la danse classique et moderne, mais au fil des années, j'ai développé mon propre langage chorégraphique. Depuis quelque temps, je travaille principalement avec des danseurs qui sont familiarisés avec de nouvelles techniques de danse que je n'ai pas apprises au cours de ma formation. Je trouve enrichissant de pouvoir bénéficier de techniques de danse qui me sont inconnues et je sélectionne mes danseurs en conséquence. Cependant, ils doivent connaître mes bases afin que nous ayons un même point de départ. J'utilise un mélange d'improvisation et d'éléments chorégraphiques. Dans cet opéra en particulier, nous combinons le langage du ballet classique avec des moments de rêve, de nostalgie, de beauté, de légèreté - le rêve de la rédemption, que d'autres techniques de danse moderne contrecarrent délibérément.
MT : Dans l'ouverture, qui réunit tous les éléments musicaux de l'opéra et qui a souvent été appelée "Meeressinfonie" (symphonie de la mer), le public fait l'expérience d'un voyage cinématographique à travers l'œil de Senta dans le monde de son âme, qui nous mène finalement au premier acte. Quelles associations et techniques visuelles ont été importantes pour vous dans la création de ce voyage onirique dans l'esprit de Senta ?
Stefan Bischoff : Avec la vidéo, nous avons créé une ouverture sur l'opéra où les motifs du rêve et du cauchemar s'entremêlent dans la tête de Senta. En d'autres termes, j'ai travaillé avec la technique cinématographique du collage. Nous avons filmé avec la chanteuse et ajouté des séquences des profondeurs de l'océan, des paysages de fjords et un voyage vers le lieu où l'histoire commence. On a l'impression d'une ruée, d'un voyage, avant que Senta ne mette fin à ses jours. À la fin, tout revient en arrière à un rythme effréné. Ces techniques nous sont familières dans les films de cinéma, par exemple. Elles permettent de combiner plusieurs plans : réalité et rêve, temps et espace.