Les femmes fortes de l’opéra : Leonore
Unique opéra de Beethoven, Fidelio – appelé aussi Leonore dans ses deux premières versions – est le nom d’emprunt d’une femme, Leonore, qui décide de se travestir en homme comme geôlier pour libérer son mari Florestan, un prisonnier politique détenu arbitrairement. Cette force, ce courage d’agir héroïquement en prenant tous les risques pour sauver son amour et par là même rétablir une forme de justice, fait de Fidelio un opéra profondément féministe, en plus d’être politique. Une preuve, pour reprendre l’expression de l’essayiste Catherine Clément, que le genre lyrique ne rime pas toujours avec la « défaite des femmes ». Pour une fois, cette mise en danger quasi sacrificielle, dans une démarche romantique et humaniste, ne coûte pas la vie à l’héroïne.
Il est intéressant de souligner qu’à la modernité de cette approche politico-féministe répond la modernité d’un point de vue strictement formel. Wagner définissait lui-même Fidelio comme un « drame musical nouveau », le considérant comme visionnaire quant aux codes du genre lyrique qu’il vient bousculer, un peu à l’image de Leonore dont le geste et la démarche ont quelque chose de transgressif. Conciliant le singspiel allemand, une forme musicale où s’alternent les dialogues parlés et le chant et d’autres éléments plus proches du style français et italien, romantique tout en étant à la fois très « construit », c’est, d’après le compositeur et musicologue André Boucourechliev, dans la « fonction capitale dévolue à l’orchestre dans le devenir scénique, et par l’intensité expressive immédiate de sa phrase vocale » que Fidelio se pose comme un jalon dans l’histoire de la musique. Chez Beethoven et plus particulièrement dans son opéra, le hautbois possède alors un rôle capital au sein de l’orchestre. Instrument clef, il est ici, sans surprise, associé au personnage de Leonore-Fidelio - Wagner en fera de même pour nombre de ses personnages féminins. L’on pourrait dire ainsi que Fidelio-Leonore apparaît comme le porte-parole de Beethoven, dans son incarnation romantique et sa recherche formelle.
Dans sa dimension féministe, l’histoire de Fidelio prend également à revers le grand mythe d’Orphée et Eurydice : cette fois-ci, c’est Leonore-Fidelio qui endosse le rôle d’Orphée qui descend aux Enfers – ici la prison – pour sauver l’être aimé. Et loin de causer sa mort, le regard de Leonore-Fidelio est au contraire ici salvateur, il rend à Florestan son humanité. Le pouvoir de Leonore-Fidelio, c’est précisément de créer autour d’elle des logiques de changement chez les autres personnages, une transformation dans leur condition ou leur conscience : si Florestan est libéré, Rocco, le geôlier, s’attendrit à l’endroit de Florestan, une forme d’empathie qui pourrait s’apparenter à une qualité d’ailleurs typiquement féminine. Chaque personnage à sa manière, accompagne la trajectoire de cette femme, y compris l’auditeur ou le spectateur qui, à travers elle, regarde autrement la condition des prisonniers.
Leonore-Fidelio opère une prise de pouvoir dont elle est seule l’artisane. Véritable sexe fort, elle incarne la résistance, l’égalité et le courage au féminin, dans une dimension à la fois individuelle - elle cherche à sauver son bonheur conjugal - et collective, - elle désire rétablir la justice au sein de la société.
Article de Sonia Hossein-Pour
Juin 2024