Le rêve de Scipion
Y eut-il jamais talent plus précoce que Mozart ? C’est à l’âge de 15 ans qu’il composa Il sogno di Scipione, sa cinquième œuvre dramatique pour la scène. Son opéra en trois actes, Mitridate, avait déjà triomphé à Milan, ce qui lui valut deux autres commandes d'opéra pour le Teatro Regio Ducal de la ville. C'est ce même jeune homme qui copia de mémoire le Miserere d'Allegri après avoir appris qu’un édit du Vatican en interdisait la publication.
Il sogno di Scipione est une œuvre plus modeste, une azione teatrale en un seul acte de quelque 90 minutes. Elle fut créée avant le deuxième opéra milanais de Mozart, Ascanio in Alba, dans le seul but de célébrer le jubilé du prince-archevêque de Salzbourg. Lorsque Mozart revint à Salzbourg, sa ville natale, le vieil archevêque était mort et son successeur Colloredo se révéla être un employeur nettement moins sympathique. Ce dernier devint célèbre pour avoir ordonné que le jeune compositeur obstiné soit renvoyé. Il n'est pas certain que la pièce ait été jouée, comme prévu, lors de l'installation de Colloredo en 1772.
Si Mozart composa la musique de cet opéra en 1771, le texte, lui, date de 1735 et appartient à une autre génération. Son auteur ? Le prolifique maître librettiste Pietro Metastasio, adepte de tournures heureuses mais conventionnelles et dont le travail était recyclé d'un compositeur à l'autre. Il existe donc dans l’opéra un certain décalage entre la morale pompeuse de Metastasio et l'aspiration du jeune Mozart à l'originalité. Bien que Metastasio en ressorte trop souvent gagnant, ce n’est pas toujours le cas.
L’opéra traite d’un personnage historique : Publius Cornelius Scipio Aemilianus, qui vécut entre 185 et 129 av. J.-C. Il était également connu sous le nom de Scipion le Second Africain. Sa filiation était compliquée, comme l’illustre l'opéra. Il fut élu consul de la République romaine en 147 avant J.-C. et reçut le commandement de l'armée romaine pendant la troisième guerre punique, au cours de laquelle Carthage fut assiégée et détruite. Il fut à nouveau élu consul en 134 avant J.-C.
Le père biologique de Scipion, Aemilius, et son père adoptif Publius, de plus haut statut social, apparaissent tous deux dans le rêve de l'opéra. Il est troublant de constater que les trois hommes sont tous trois incarnés par des ténors ! Ces derniers donnent à leur fils des conseils équivoques quant au dilemme moral auquel il est confronté : comment choisir entre la Fortune, qui offre les avantages terrestres de la richesse avec les risques qui l'accompagnent, et la Constance, qui offre les qualités autrement plus durables de la vérité et de la vertu. Lorsqu'il opte finalement pour cette dernière, la Fortune, furieuse, déclenche un cataclysme qui le sort de ses rêveries. Les deux figures allégoriques sont incarnées par des sopranos.
Comme dans beaucoup de textes de Metastasio, le cadre classique constitue un excellent prétexte pour le développement d’une morale contemporaine. Le choix de la voie vertueuse se veut être un hommage à la spiritualité de l’employeur de Mozart. Ironie de l’histoire : l'archevêque avait la réputation d’être une personnalité particulièrement vénale.
Le concept d’un rêve doté de messages didactiques fournit un contexte idéal à la création d’airs contrastés pour les personnages principaux. Il offre également à l'équipe de production du Teatro la Fenice l'occasion de faire preuve de fantaisie. Mozart, même s'il se heurte aux conventions héritées du passé, montre déjà toute sa maîtrise en offrant aux chanteurs une musique qui met en valeur leur talent ; et sa partition est animée par un chœur, des cordes qui s'élancent et l’éclat des cors et des trompettes.
Il sogno di Scipione s'écarte rarement des conventions de son époque, mais il est fascinant d’y constater la précocité du génie de Mozart. Lucio Silla, son troisième opéra milanais et sans doute le plus abouti, allait voir le jour moins d’un an plus tard.