Metastasio
Metastasio

Métastase : 28 livrets d'opéra (au moins !)

Sebastian F. Schwarz passe en revue l'héritage du librettiste Métastase, l'auteur d'Achille in Sciro, de Catone in Utica et d'au moins 26 autres livrets.

L'homme que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Métastase, ou Metastasio, est né à Rome en 1698 sous le nom de Pietro Antonio Domenico Bonaventura Trapassi. Le talent poétique et oratoire du jeune homme est découvert très tôt par Giovanni Vincenzo Gravina, alors directeur de l'Académie pontificale d'Arcadie, qui l'adopte et lui inculque une éducation formelle tout en l’exposant aux plus hauts cercles intellectuels de Rome et de Naples. Il change également son nom de famille Trapassi, qui devient l’équivalent grec « Metastasio ». L'éducation de Pietro, outre les études de droit obligatoires, inclut une formation exhaustive en latin et en grec et des travaux de traduction d’œuvres classiques en italien moderne poétique : une compétence qui dès lors jette les fondements de tout l'avenir professionnel de Métastase.

Jacopo amigoni, il cantante farinelli con amici, 1750-52 circa

L'année 1720 marque le début officiel de sa carrière dans l’opéra, lorsque le jeune homme de 22 ans transforme un épisode de l'Orlando furioso de l'Arioste en une sérénade – Angelica e Medoro – qui sera mise en musique par Nicola Porpora pour l'anniversaire de l'impératrice Élisabeth-Christine. C'est également le début d'une autre carrière musicale qui va changer le monde : les débuts d'un élève de Porpora, le castrat Carlo Broschi, bientôt mondialement connu sous le nom de Farinelli. Leur première collaboration marque le début d'une amitié pour la vie entre Métastase et Farinelli (qui appellera son ami son « cher jumeau » et qui lui commandera de nouvelles œuvres, même 40 ans plus tard, pour la Cour d'Espagne). La soprano Marianna Bulgarelli, qui fait également partie de ces doubles débuts historiques, prend Métastase sous son aile et lui fait découvrir des compositeurs comme Leo, Vinci, Scarlatti, Hasse, Marcello ou Pergolesi. Entre elle et Farinelli, Métastase reçoit la meilleure éducation musicale et vocale possible et travaille bientôt avec les plus grands chanteurs et compositeurs de son temps, ce qui lui vaut d'être invité à la cour impériale de Vienne.

« Il cantante Farinelli con amici » de Jacopo Amigoni - De gauche à droite : Métastase, Teresa Castellini, Farinelli, Amigoni.

À partir de 1730, Métastase succède au vénitien Apostolo Zeno en tant que poète impérial (poeta cesareo) à la cour de l'empereur Charles VI et plus tard de Marie-Thérèse, faisant de Vienne sa résidence jusqu'en 1782, pour les 52 années qu’il lui reste à vivre. Jusqu'au milieu des années 1740, il continue d’écrire des livrets d'opéra avant de se concentrer sur un format plus court : la sérénade (ou festa teatrale), et ce jusque dans les années 1760, période à laquelle il met un frein à son travail créatif et s'est plus ou moins retiré de la société, réduisant ses contacts sociaux aux habitants de son immeuble sur Kohlmarkt et ses nombreux visiteurs illustres, juste en face du château impérial et à côté de l'église Saint-Michel, où il est enterré à ce jour.

Sa connaissance approfondie de l'histoire et de la littérature (classiques et contemporaines, nationales et étrangères) lui permet d'adapter avec succès leurs histoires pour la scène et de les adapter aux contraintes strictes du dramma in musica du style baroque tardif du 18ème siècle. L'opera seria, comme le genre fut bientôt nommé pour le distinguer de l'opera buffa comique qui lui fait concurrence, était de nature profondément mythologique ou héroïque. Joué dans toute l'Europe et au-delà - à l'exception notable de la France - et exclusivement en italien, l’opera seria était surtout réservé aux théâtres de cour et à son public noble, qui attendait des protagonistes qu'ils dépeignent et expriment des vertus qui, prétendument, reflétaient les leurs.

Métastase a développé à la perfection la structure de Zeno, qui consiste en une juxtaposition idéale du récitatif secco et de l’aria da capo, ayant chacun leur propre forme clairement délimitée et un rôle bien spécifique : le recitativo secco présente moins de contraintes rythmiques et permet un récitatif déclamatoire plus libre qui favorise l'action dramatique, tandis que l'aria da capo, dont la première partie est répétée et ornementée, permet de mettre en avant la virtuosité vocale des chanteurs : un parfait tremplin pour leur carrière.

De Sanctis, l'érudit et critique littéraire du 19ème siècle, a décrit avec brio les contributions des deux plus grands librettistes du 18ème siècle : Zeno fournissait le squelette et le mécanisme, il était l'architecte du mélodrame ; Métastase insufflait la grâce et la vie, il en était le poète.

Les 28 livrets de Metastasio ont été adaptés en pas moins de 1050 opéras.

L'héritage de Métastase est riche de 28 livrets d'opéra, 8 livrets d'oratorios, 36 de sérénades et 37 de cantates, auxquels s’ajoutent un grand nombre de chansons, de louanges ou d'œuvres non destinées à la musique comme 32 sonnets, des traductions du grec, des poèmes sacrés ou des odes pour les mariages, ainsi que plus de 2 600 lettres. Si ces chiffres sont impressionnants en eux-mêmes, la richesse musicale que la poésie de Métastase a inspirée aux compositeurs de son siècle est tout simplement stupéfiante et fait de lui le librettiste de loin le plus influent, non seulement de son époque, mais très probablement de toutes les époques confondues : ces 28 livrets d'opéra ont été mis en musique pour un nombre invraisemblable d’opéras puisque l’on en compte pas moins de 1050 (du moins, c’est ceux dont nous avons connaissance aujourd'hui, puisqu’il pourrait y en avoir beaucoup plus, empilés dans des greniers ou dans les bibliothèques italiennes chroniquement en sous-effectif !). Autrement dit, un livret de Métastase a été adapté en moyenne en près de 40 opéras distincts, le plus fécond étant Artaserse qui a inspiré 90 (!) compositeurs. Je peux peut-être citer 90 compositeurs d'opéra au cours des 450 ans d'existence de cet art. Mais 90 compositeurs rien qu'au 18ème siècle ? Artaserse est suivi de Demofoonte (75), Didone abbandonata (70), Adriano in Siria (65), L'Olimpiade (60), La clemenza di Tito (50),... Catone in Utica a été mis en musique pour la première fois par Leonardo Vinci en 1728, Achille in Sciro par Antonio Caldara en 1736, tous deux étant suivis par pas moins de 29 autres compositeurs.

La plupart des 28 livrets métastasiens ont été mis en musique pour la première fois par Leonardo Vinci, Antonio Caldara ou Johann Adolph Hasse, et repris ensuite par Porpora, Bononcini, Gassmann, Feo, Corti, Wagenseil, Vivaldi, Mysliveček, Salieri, Gluck, Haydn, Cherubini ou Mozart, pour ne citer qu’eux. Plus de 360 oratorios sont adaptés de 8 livrets de Métastase et ses 36 serenate (feste ou azioni teatrali) ont engendré environ 254 compositions. Nous avons également connaissance de 37 cantates, dont nous ne savons pas combien de fois elles ont été mises en musique. Ces œuvres musicales connues représentent à elles seules pas moins de 1700 - mille sept cents - opéras, oratorios, sérénades et cantates.

Bien que la popularité de son œuvre auprès des compositeurs lui ait largement survécu et que ses textes aient continué à être mis en musique jusque dans les années 1800, le monde de l'opéra change progressivement à partir des années 1760 et exige un type d’écriture différent. Avec la création à Vienne de son Orfeo ed Euridice (1762) et de son Alceste (1767), Christoph Willibald Gluck propose un style nouveau qui va réformer l’opéra et le façonner pour les décennies à venir. Il ne fait aucun doute que Gluck appréciait beaucoup le travail de Métastase, puisque 20 de ses 50 opéras sont adaptés de ses livrets. Mais dans les années 1760, l’opéra connaît un premier changement important et accorde une plus grande importance musicale aux aspects dramatiques des intrigues, faisant place au trio, au quatuor et aux numéros d'ensemble ou même de chœur, au recitativo accompagnato qui permet un traitement rythmique plus libre du texte, tandis que d'autres langues commencent à jouer un rôle dans l'opéra.

L'opéra a mûri. Il s'est développé à partir de son squelette et a exigé une révision de son architecture. Néanmoins, la contribution de Métastase à l’opéra reste incontestée et j'espère bien que d’infatigables chercheurs découvriront d'autres opéras nés de sa poésie.


Article de Sebastian F. Schwarz
Février 2023