Wagner et Weill
Dans le panthéon de l'opéra allemand, Wagner et Weill sont tout à fait à l’opposé l’un de l’autre.
Richard Wagner, malgré les controverses entourant sa vie et ses opinions politiques, domine l'opéra allemand comme un colosse. Le canon de ses dix opéras de maturité, du Vaisseau fantôme à Parsifal, a révolutionné l'opéra. Son objectif de créer une œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) a conféré à l'opéra une position dominante dans le monde de la musique et du théâtre, qui assumait dès lors une fonction morale. Il n'était plus un divertissement, mais un levier d’action pour changer la société. Cet héritage perdure aujourd'hui, 130 ans après la mort de Wagner.
Wagner a jeté une ombre sur le travail de ses successeurs, non seulement sur celui des compositeurs allemands tels que Richard Strauss, mais aussi par-delà de la musique, sur le vaste champ des arts et de la politique. Son influence est étudiée dans le livre magistral d'Alex Ross, Wagnerism, publié en 2020, dont les intitulés des chapitres reprennent les titres et les thèmes des dix opéras régulièrement joués. Le siècle dernier a néanmoins remis en question la domination de Wagner, répudié ses théories et ses méthodes, et donné naissance à des formes alternatives de théâtre musical.
Né en 1900, Kurt Weill est le fils d'un cantor de synagogue professionnel. Il a été influencé par Ferruccio Busoni, dont il a suivi les cours de maître à Berlin au début des années 1920. Busoni a tracé une voie qui s'éloigne du Gesamtkunstwerk wagnérien pour se rapprocher d'un idéal dérivé de Mozart, qu’il appelait Ur-Musik — l'essence ou l'esprit de la musique —, bien au fait des réalisations du passé, mais orienté vers des réformes futures. L'un des catalyseurs de l'évolution de Weill fut sa collaboration avec le dramaturge Bertolt Brecht, un militant anti-wagnérien. Paradoxalement pourtant, leur préoccupation commune était la fonction sociale de l'opéra.
Brecht et Weill ont travaillé ensemble pour la première fois sur le Mahagonny Songspiel de 1927, embryon de ce qui deviendrait, trois ans plus tard, l’opéra en trois actes Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. La théorie de Brecht, celle d'un « théâtre épique » qui conduirait à l'abolition de l'opéra, se confronte aux réformes moins draconiennes de Weill. Ils parviennent toutefois à se réconcilier en 1933 pour un court « ballet chanté », Les Sept péchés capitaux. Weill était alors en exil d'Allemagne lorsque l'œuvre fut créée à Paris au Théâtre des Champs-Elysées. Deux ans plus tard, il quitte l'Europe pour s'installer aux États-Unis.
La légende du Juif errant a inspiré Heinrich Heine pour son ouvrage Mémoires de M. de Schnabelewopski, qui a été la source d’inspiration première du Vaisseau fantôme. Le début de l'ouverture, avec ses quintes ouvertes saisissantes sur des cordes en trémolo en ré mineur, annonce immédiatement une voix différente de toutes les œuvres précédentes de Wagner. La même musique lance la ballade de Senta au deuxième acte, dans laquelle elle raconte en trois strophes l'histoire du vagabond énigmatique, qui revient sur la côte tous les sept ans en quête de rédemption, pour mettre fin à son exil éternel et la malédiction qui pèse sur lui. D'autres passages de la partition sont plus conventionnels dans leur style et leur format, mais les scènes du chœur de l'acte III retrouvent une liberté et une vigueur extraordinaires. Wagner a écrit que le thème du Chœur des marins norvégiens lui a été suggéré par l'appel des marins qui résonnait autour du port de granit de Sandviken, où son propre navire avait trouvé refuge après son périlleux voyage depuis Riga. Il est supplanté par la réponse encore plus effrayante de l'équipage fantôme du Hollandais, qui reste le moment le plus palpitant de cet opéra.
Quarante ans plus tard, le voyage de Wagner s'achève avec Parsifal, qu'il décrit comme « une pièce de festival qui consacre la scène » pour son nouveau théâtre à Bayreuth. Basée sur une légende médiévale, elle est un mélange de christianisme et de paganisme, de bouddhisme et de philosophie de Schopenhauer. La communauté du temple du Graal qui se désagrège est une métaphore de la terre sinistrée qui attend un renouveau. L'ironie du sort veut que son « sauveur » soit un « pur si fou » qui doit faire son propre voyage d'errance et de découverte. Lorsque Parsifal revient enfin sur la terre aride, il est accueilli par l'arrivée du printemps, une vision panthéiste de la renaissance. Parsifal est immensément plus sophistiqué, subtil et contrasté que le Vaisseau fantôme, qui paraît grossier en comparaison. Pourtant, tous deux sont les préoccupations d'un artiste qui a vécu la vie d'un vagabond, jamais satisfait, toujours à la recherche d'une insaisissable « rédemption », d'un but ou d'un graal hors de portée humaine.
Weill était également un artiste sans patrie, dont l'ascendance juive a eu pour conséquence l'exil de sa patrie. Mahagonny est le produit de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, mais il évoque une Amérique mythique avec sa satire sauvage du capitalisme. Mahagonny, « la ville-piège », est fondée dans le désert par trois criminels qui fuient la police. Il s'agit d'une ville consacrée au plaisir, où « rien n’est interdit » comme le stipule sa devise. Les soi-disant « péchés » de gourmandise, de luxure, de bagarre et d'ivresse sont encouragés. Le seul dieu est l'argent. Ainsi, Jimmy Mahoney, le bûcheron hédoniste, est condamné à mort parce qu'il ne peut pas payer la facture du whisky qu'il a consommé. La morale de Brecht est la suivante : « Comme on fait son lit, on se couche. » Le sombre refrain final résume la situation : « On ne peut rien pour nous, ni pour vous, ni pour personne. »
Les Sept péchés capitaux est plus mélancolique que Mahagonny, ce qui prouve peut-être que Weill échappait non seulement à l'Allemagne mais aussi au contrôle de Brecht. L'héroïne Anna a une double personnalité, mi-chanteuse, mi-danseuse. Elle est la proie d'autres péchés, dont la paresse, l'orgueil, l'envie et l'avarice, en plus de ceux rencontrés à Mahagonny. Sa famille la somme de les rejeter car ils l'empêchent de gagner suffisamment d'argent pour financer la construction de leur maison en Louisiane. Du triomphe du sens pratique sur l'idéalisme naît la désillusion du rêve capitaliste.
Le comble, c’est que Weill a émigré aux États-Unis, où il a composé une dizaine d'œuvres pour la scène : des pièces musicales, des comédies et une tragédie, des opérettes et un opéra, et même un vaudeville, qui sont les prototypes de la comédie musicale américaine. En reprenant le titre d'un essai de Wagner écrit en 1849, on pourrait les appeler « L'Œuvre d'art du futur ».
Nicholas Payne, mars 2022
Traduit de l’anglais.